Le Manoir Franklin
Notre sagesse est douce comme le miel, goûte et comprends.
TRANSMISSION – activation du signal de Nouvelle-Angleterre – RÉCEPTION – activation de la fréquence des Geists – ILS SONT ICI ! – activation de l'émission du Momento Mori – TÉMOIGNAGE – Le Manoir Franklin.
Une maison attend. Ses fenêtres sont autant d'yeux, mais des yeux factices, un vieux cliché. C'est plutôt de ses yeux invisibles dont il faut avoir peur, de ses milliers d'yeux invisibles qui viennent lécher ton âme de leur langue qui n'en est pas une. Recule. La maison attend.
Un manoir typique du XIXe siècle, aux hautes fenêtres, aux larges portes et aux ornements recherchés. Le temps et le manque d'entretien le grignotent, et des histoires macabres viennent se loger dans ses fissures.
Activation des histoires secrètes.
La maison est venue au monde sur Solomon Island en 1876. Une naissance inversée, à vrai dire, puisqu'elle s'est produite quand ses premiers habitants, Frank et Joanna Devore, se sont installés dans son ventre. Ils avaient investit dans la mine de Blue Ridge, dans laquelle Frank allait travailler en tant que contremaître et superviseur commercial. Le couple était populaire. Il donnait des fêtes splendides. La maison était pleine de vie, dans ses jeunes années. C'était pitié de voir quelles choses voraces d'adorables larves peuvent devenir.
Des hommes mystérieux, aux cartes de visite ornées d'yeux et de pyramides, vinrent voir M. Devore. Son influence les intéressait beaucoup. Ils le firent admettre dans leur cercle très privé.
Mme Devore, avalée par la maison devenue vide, commença à s'ennuyer. Elle chercha du réconfort dans la compagnie d'un collègue de son époux. La liaison dura un temps, jusqu'à ce qu'elle s'en lasse. La maison devenait étouffante. Elle supplia son marie de repartir avec elle à New York, mais les meilleures idées peuvent tourner court : Mme Devore fut prise de court par le poison de son amoureux éconduit, et M. Devore, jugé coupable de ce meurtre, fut pendu haut et court par le bourreau.
Le mystérieux amant de Mme Devore racheta le manoir, avec l'espoir de s'approprier le succès de la mine, une excellente idée qui s'effondra elle aussi avec la chute du cours du fer.
Puis d'autres propriétaires se succédèrent, véritable défilé d'âmes malheureuses. Un par un, nous les avons vu entrer dans la maison. Tous n'en ressortirent pas. Mais contons-les, enfant du miel, comptons-les, un par un, à chacun son couplet, et giguons la gigue.
D'abord, il y eut Phileas Flagg. Il n'y passa pas beaucoup de temps. Ce fut bien là sa chance.
Ensuite vinrent Jonathan et Margaret Delapore, avec leur jeune fils, Thomas. Ils cherchaient l'air pur et les paysages pittoresques. Margaret donna naissance à deux jolies petites filles. Ils étaient très heureux. Mais le temps d'ouvrir une porte, et le bonheur peut mourir : Jonathan découvrit la bibliothèque secrète de Frank Devore. Et les lectures tardives. Les secrets indicibles. La paranoïa. Les divagations en public. Les larmes de sa femme, le suppliant de quitter Kingsmouth. Trois enfants plus une femme font quatre coups de fusil, cinq quand Jonahatan mit le canon dans sa bouche. Sur le mot qu'il avait laissé, on pouvait lire "J'ai sauvé ma famille du mal". Les notables de la ville, tous des Illuminati, firent le nécessaire pour étouffer l'affaire. La famille repose encore dans le jardin du manoir, dans des tombes anonymes. À jamais unis.
Puis il y eut Elena Zhelikhovksy et son amie Francine Sanders. Elles profitèrent de la réputation de la maison pour en faire un hôtel occulte. Les séances de Mlle Zhelikhovsky attirèrent des célébrités : Sir Arthur Conan Doyle, Harry Houdini et H.P. Lovecraft. Les défunts étaient partout dans la maison, pris au piège des quatre-vingt-dix degrés de chaque recoin. Mlle Zhelikhovsky et Mlle Sanders les rejoignirent en 1957, par l'entremise d'un accident de voiture.
Les suivants étaient des poètes, des peintres, et des écrivains. Regarde-les s'adonner à leurs arts sans rencontrer le moindre succès. Le collectif devient une communauté et le manoir s'emplit de délices extravagants à base de d'opiacés, de cannabis tout droit sorti du jardin et de danses copulatoires et orgiaques dont vos espèces charnelles ont le secret. Toutes les fêtes ont une fin. Le poète Billy adopta la teinte ténébreuse des dieux anciens. Des mois de paranoïa et de nuits sans sommeil finirent par éclater en une folie meurtrière. Douze morts. Il y eut une survivante, qui renonça à sa vie d'excès. La police resta éberluée devant la quantité de sang que Billy avait versé, et dont il s'était servi pour couvrir les murs de message. Ils le trouvèrent en train de barboter nu dans un lac, hurlant des prières adressées aux dormeurs.
La maison connut ensuite une période de calme, verrouillée par le FBI et sans acheteur potentiel.
Enfin, Edmund et Eleanor Franklin arrivèrent en 1970. Ils rénovèrent la maison et y apportèrent leur touche personnelle, au point que les gens du coin la rebaptisèrent "le Manoir Franklin". La maison a toujours été liée à la mine de Blue Ridge, et Edmund y travailla lui aussi, veillant aux intérêts d'une nouvelle compagnie minière. La réouverture de la mine provoqua un conflit avec les Amérindiens. La violence et le chaos conduisirent finalement à la mort de l'homme-médecin de la tribu, abattu d'un coup de feu.. Même si ce meurtre fut qualifié de geste d'auto-défense, Edmund fut rongé par la culpabilité et, un nœud autour du cou guérissant nombre de maux, une nouvelle ombre se joignit aux autres 1972.
Eleanor Franklin, sa veuve, vit encore dans la maison, entourée de chats qui semblent souvent fixer des espaces vides. La maison attend. Sa bibliothèque secrète meurt d'envie d'être découverte. Des voix sous le plancher gémissent "La maison, toujours la maison, la gigue giguons."
mis à jour le 13 August 2013