La Maison Noire
Notre sagesse est douce comme le miel, goûte et comprends.
TRANSMISSION – activation du signal de Nouvelle-Angleterre – RÉCEPTION – activation de la modulation brûlante – SORTIE EN CAS D’INCENDIE – activation du mantra d’oubli – TÉMOIGNAGE – La Maison Noire.
Viens avec nous.
À la maison abandonnée, à l’orée de la forêt, non loin de l’Overlook Motel.
Viens avec nous.
Ravagée par un incendie il y a trente ans, elle porte son agonie difforme et noircie, carbonisée comme l’enveloppe d’une fourmi soumise au sadisme pyromane d’un gamin. Séquelle affreuse : la maison est silencieuse. Mais nous savons lire dans les cicatrices.
Activation de la modulation du traumatisme.
Quelque chose de moche s’est produit ici.
Vois-tu ce que nous voyons ?
Le feu consume bien des culpabilités, mais les cendres demeurent.
Vois-tu ce que nous voyons ?
Plus personne ne s’approche de la Maison Noire. Kingsmouth se sent toujours coupable, et la culpabilité porte un nom.
Connais-tu l’histoire de Carrie Killian, enfant du miel ?
Elle vint à Kingsmouth et bâtit la maison en 1974. Elle recevait les gens en consultation chez elle, leur apportant de l’aide à travers des pratiques païennes. En ce temps-là, tout le monde l’appréciait.
Malfaisance détectée ! Là, dans les motifs formés par les cendres. L’Œil et la Pyramide. Vois-tu ce que nous voyons ?
Carrie Killian n’était pas un charlatan mais une praticienne indépendante des arts de la magie, ce qui inquiétait les Illuminati. Ils n’aimaient pas la façon dont elle observait l’académie d’Innsmouth.
Le feu est un outil puissant, la première de vos technologies, enfant du miel. Il y eut des réunions dans des pièces sombres. Il suffit d’une étincelle. Des lèvres complices conçurent des rumeurs qu’elles implantèrent dans les oreilles de la petite ville. Le feu se propage. "Elle a une mauvaise influence sur nos enfants." Les mauvaises pensées et les vilains ragots, Carrie Killian les endura, tout en continuant à offrir ses services aux hypocrites qui demandaient son aide par devant, et la conspuaient par derrière. Le feu peut échapper à tout contrôle.
Les rumeurs dégénèrent en ostracisme. De "charlatan" on passa à "folle" puis à "adoratrice du démon". "Cette adorable maison" devint "l’antre du mal". Un des singes hurleurs finit toujours par trouver le courage d’aller toucher du doigt ce qu’il ne comprend pas, avant de remonter dans l’arbre à tout vitesse, et bientôt tous les primates doués de parole ramassent des bâtons.
Parfois, quelqu’un jette de l’huile sur le feu.
En 1987, plusieurs clients de l’Overlook Motel disparurent. Les lèvres complices chuchotèrent de nouvelles rumeurs. L’enquête démontra que Carrie Killian n’y était pour rien, mais la petite graine avait déjà germé dans les esprits simiens des habitants de la ville. Nous rendîmes visite à quelques particuliers pendant leur sommeil pour tenter de leur faire conscience du désastre qui s’annonçait, mais ils nous virent et perdirent leurs esprits de primates.
Quand les corps mutilés de deux enfants furent découverts près de la maison de Mlle Killian, il était trop tard pour faire inverser le cours des choses. Les torches. La foule. L’envie de faire assez peur pour provoquer la fuite, envenimée par l’accumulation des malentendus. Le ronflement d’un incendie hors de tout contrôle. Les cris d’une femme. Le silence effaré d’une foule qui perçoit sa vraie nature dans les flammes.
La culpabilité s’extrait dans les histoires, jusqu’à ce qu’elle devienne tolérable. Une chimère s’était installée dans toutes les bouches avant que le feu ne meure complètement. "La maison était déjà en flammes quand on est arrivé sur place, et on l’a vue à la fenêtre, elle gloussait", marmonne un homme perdu dans son verre. Le conseil municipal lui fit des funérailles rapides. Personne ne vint la pleurer. Carrie Killian fut incinérée puis ensevelie sous une mauvaise pierre tombale.
La Maison Noire est toujours debout. Personne n’ose la démolir. Personne ne veut gratter la croûte de sa culpabilité. Chacun s’abrite derrière des histoires de sorcellerie pernicieuse. Nous entendons les bons enfants citer le nom de Carrie Killian dans leurs refrains de saut à la corde, comme on le faisait autrefois de la peste noire.
Des cendres. Des cendres. Nous mordons la poussière.
mis à jour le 13 August 2013